Charles Philibert-Thiboutot

1500m//5000m Club d'athlétisme de l'Université Laval, Québec

La vie du coureur professionnel

Comme vous le savez, je viens de graduer de l’Université Laval et je me lance dans ma «carrière professionnelle». Et comme vous le savez probablement, je me suis envolé pour 5 semaines en altitude à Flagstaff, en Arizona, pour un camp d’entraînement.

Ce mois dernier, je ne peux pas dire que j’ai eu un sommeil du tonnerre. Au début, je mettais la faute sur l’altitude; c’est un effet secondaire très normal. Mais au niveau de la mer, même scénario; ça me prend des minutes et même parfois des heures avant de tomber dans un sommeil profond.

Alors que le corps est prêt à se reposer, la tête, elle, eh bien, elle ne fait qu’à sa tête. Les idées et les pensées défilent au rythme d’une formule 1 à pleine vitesse. Ça chauffe dans le coco et ce n’est pas ça qui m’aide à m’endormir.

J’en suis venu à la conclusion que c’est ma transition à cette vie «professionnelle» en tant que coureur qui cause cette surchauffe. Et c’est bien drôle à dire parce que ce n’est pas comme si j’avais des examens à corriger, des vérifications comptables à terminer, une présentation d’envergure ou des patients à sauver au lendemain.

Mais il y a un fardeau bien présent, et qui était au cœur de mes préoccupations lors des dernières semaines : l’incertitude.

Mon succès dépend, d’un côté, de mes performances personnelles, ce qui signifie qu’en théorie je devrais avoir un contrôle total sur ma progression. C’est en partie vrai; la planification d’entraînement, la récupération, la musculation, la nutrition, ce sont tous des éléments sur lesquels j’ai un contrôle et qui auront un impact direct sur mes performances.

D’un autre côté, le nombre d’éléments non-contrôlables auxquels nous faisons face crée une incertitude constante. Une incertitude qui s’accroche à nous comme un singe sur notre dos, et qui est en lien avec plusieurs facettes de notre vie. J’explique.

Ça commence tout d’abord par le «carding», le financement qui m’est alloué par Sport Canada pour pratiquer mon sport. Il est directement relié à mes performances; si je cours plus lent que 3 :3X.XX, je me fais couper mon support. Il s’agit d’un contrat annuel. Ça, je peux vivre avec; c’est un seuil minimal de performance pour être dans l’élite nationale, et j’aspire à plus que ça.

Ensuite, on appose des dates. Si je décide de courir «professionnellement», c’est pour faire partie des diverses équipes nationales senior. Je dois me donner comme objectif principal, cette année, de courir aux Jeux Panaméricains, au Mondiaux et l’an prochain, évidemment, aux Olympiques.

Parenthèse : Maintenant, l’école, pour moi, c’est terminé. Les championnats nationaux universitaires sont des évènements incroyables qui apportent une gratification immense; cependant, le niveau n’a rien à voir avec ce qu’il se court à l’international et je n’ai plus accès à ce niveau de compétition pour me fixer des objectifs. Alors que dans les dernières années, être champion national du SIC en athlétisme ou en cross-country représentait un objectif personnel intéressant qui pouvait justifier une bonne année, cet objectif est maintenant non existant. D’où l’importance immense, maintenant, des équipes nationales, qui constituent les objectifs principaux annuels. Fin de la parenthèse;

Si on en revient aux dates, je dois faire parti du top 2 canadien au classement en date du 15 juin pour me qualifier pour les Jeux Panaméricains, et je dois courir sous 3 :36.20 avant le 6 juillet si je veux participer aux mondiaux. On planifie l’entraînement en conséquence.

Maintenant, quand et comment on court 3 :36.20? Il faut savoir que pour un 1500m, toutes les conditions doivent être réunies pour faire un temps du genre; des lièvres de qualité, une compétition/des compétiteurs féroces, qui ont tous le même but (de tout faire en sorte pour courir vite et non pas nécessairement tout faire en sorte pour gagner, ce qui peut causer une course lente et stratégique), des conditions météos parfaites, et un peu de magie dans l’air.

À un cocktail déjà bien compliqué à concocter, on rajoute deux éléments qui m’ont bien fait suer dernièrement : où sont ces courses qui offrent ces conditions, et qui sont ceux qui décident de qui vont les courir.

Oui, parce que dans le monde de la course professionnelle, il faut se vendre et se prouver à chaque fois que l’on veut mettre le pied sur une ligne de départ d’une course de niveau international. Certains directeurs de rencontre sont coopératifs; d’autres, sont de vrais [insérer injures inacceptables]. C’est d’ailleurs à cause de ceci qu’en début mai, au Payton Jordan invite à Stanford, je me suis retrouvé dans la 3e vague du 1500m, avec des coureurs ayant des records personnels se situant entre 3 :42 et 45 (ce qui les classeraient entre 24e et 36e sur une cinquantaine de participants par ordre de meilleure performance), alors que j’avais la 13e meilleure performance des tous les coureurs présents avec mon 3 :38.

En gros, j’ai été victime de favoritisme national, et ma nationalité canadienne ne valait donc pas mieux à leurs yeux qu’une place dans la troisième vague alors que j’aurais du courir dans la première.

En plus d’avoir absolument à se vendre pour avoir accès aux courses les plus prestigieuses, celles-ci sont TRÈS RARES. En Amérique du Nord, les courses les plus fortes dans lesquelles j’aurais le plus de chance de courir ce 3 :36.20 étaient le Payton Jordan ainsi que le Hoka One One middle distance classic qui avait lieu jeudi passé (14 mai). Cette compétition a des directeurs de rencontre qui ne font pas de favoritisme et qui travaillent fort pour avoir des bons lièvres. YES!

Soudainement, alors qu’on nous aligne (littéralement) sur la ligne de départ, un tonnerre lourd et inquiétant se fait entendre. Un déluge de pluie et de grêle s’abat sur Los Angeles une minute avant le coup de feu de ma course. Pour la première fois, il y pleut en plus de 200 jours. Les torrents et les éclairs y sont pour rester, ce n’est pas passager. La rencontre est annulée tout juste au moment où j’allais courir.

D’un coup, les occasions semblent se faire plus rares jusqu’aux dates du 14 juin et du 6 juillet. Même si j’étais en forme pour la fameuse chasse au standards, des conditions qui sont hors de mon contrôle rendent la tâche difficile.

Où sont les prochaines courses qui pourraient me donner l’occasion de courir le standard mondial? En Europe. Je reviens à Québec moins de 7 jours pour m’envoler sur un autre continent avec comme objectif d’y courir 3 courses. Et pour l’instant, je suis seulement «confirmé» sur la liste de départ de deux d’entre elles. Pour le moment, je vais donc passer une semaine en Europe à attendre qu’on me confirme que je puisse prendre part à un 1500m, alors qu’il y a des chances que je ne puisse même pas y participer et retourner chez moi bredouille. Là, encore une fois, il faut que je me vende pour être capable de me placer dans cette course.

Maintenant, comment dois-je me vendre si mes deux premières occasions de courir vite cette saison ont été des échecs?

Ça tourne en rond dans ma tête. Toute ces questions concernant mon futur rapproché; mes performances, le voyagement, les courses, les dates butoir, les entrainements. Je vis dans une valise et seulement les performances que je vais courir vont me dicter où je vais me retrouver d’ici septembre.

C’est peut être pour ça que je dors un peu moins bien depuis quelques temps. Et peut-être que de me confesser sur internet va m’aider à passer à travers. Après tout ce n’est pas donné à tous de vivre un tel style de vie et je trouve cela intéressant d’en parler; ce n’est pas comme si les états d’âme de nos athlètes de sports olympiques étaient discutés publiquement.

Je fais face à un nouveau défi, qui cette fois ci est surtout mental. Savoir gérer l’inquiétude, l’incertitude. Je dois maintenant passer à travers car je n’ai pas l’intention de changer de carrière.

Merci à Kris Mychasiw, de Sprint Management, qui m’a nouvellement pris sous son aile et qui m’aide grandement à «me vendre» et me placer dans des rencontres internationales.

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